Publié : 23 novembre 2025 à 10h00 par Jean-Charles Virlogeux

JP Nataf (les Innocents) avant Chanac (Lozère) : ‘’On a mis tout notre cœur tout le temps dans nos chansons"

Leur présence sur scène est rare (et leur parole aussi) : Chanac (Lozère) aura la chance d’accueiIlir les Innocents ce samedi 29 novembre. Interview avec JP Nataf, fondateur du groupe.

Les Innocents
Les Innocents (JP Nataf et Jean-Christophe Urbain)
Crédit : Yann Orhan

Rester fidèle à ses convictions 

 Moi mon background c’était de ne pas aimer la chanson française. Et le groupe s’est créé sur l’idée d’écrire en français de la musique qu’on n’entendait pas.  

Avec les Innocents, on a eu la chance d'avoir de grands succès populaires mais les règles c'était nous. Dès le début, on est arrivés avec Jodie (1987), c'était un master, la pochette était faite, ça aurait pu être un disque indé, sans problème. 

Et puis j'ai grandi avec ça, avec le punk, les Smiths…  c'était comme ça ou rien. Je pense qu'on était aussi chiants que Jean-Louis (Murat, un modèle pour JP Nataf et les Innocents qui était hébergé chez le même label) mais avec gentillesse (rires). D’ailleurs, souvent les gens de la maison de disque qui aimaient bien Jean-Louis, nous aimaient bien et vice-versa, parce que je pense qu'à notre manière on était assez radicaux. Hors de question de nous faire faire un truc qu'on n’avait pas envie de faire. On est restés comme ça. Après c,'est plus aux gens d'épouser votre parcours à vous et s'ils ne veulent pas, tant pis …   

 

 

Succès et liberté  

 Une des plus belles choses qu'on a réussi à faire dans le showbiz, ça a été de prendre le pouvoir (après le succès de l’album Fous à Lier en 1993 – 500.000 exemplaires vendus).   

Je crois que c’est même notre plus grosse fierté d'avoir sorti Post Partum derrière (1995, avec les singles Colore et Un monde parfait) 

L’idée, c’était de se dire, bon maintenant, on fait notre « Pet Sounds » (un album des Beach Boys de 1966 salué par la critique mais qui a dérouté le public). On était en même temps, un peu présomptueux et modestes. On a du pognon, on est respectés, la maison de disques nous fout la paix. On y a quand même passé deux ans, sur le mode « laissez-nous », on ne voulait que personne n’intervienne. 

Et donc, quand « Un monde parfait » est rentré en radio partout, avec un son qui n’était plus du tout pareil, très anglais, c'est un des jours où on était le plus fier de notre vie. On avait réussi à ne pas se répéter, tout en ayant notre son à nous. 

Le succès, c'est un peu comme dans les jeux vidéo, des points ou des vies en plus. C'est du bonus et si tu te plantes derrière, au moins tu y es déjà arrivé.  Une fois dans ta vie, c'est beau …  

 

« On a pas fui le succès »  

 D’abord quand tu es un groupe, ce n’est pas comme un artiste solo où tu es sollicité pour faire des trucs, des duos … Un groupe, tu restes un peu dans ta bande. Nous, on croisait L’Affaire Louis Trio, Noir Désir, mais un groupe qui rencontre un autre groupe, à part boire une bière ensemble …  Et puis nous, ce sont les chansons qui ont eu du succès. En tant que personnes, on en a jamais eu. Moi, j'ai vécu une vie peinarde. Même au moment où on a eu deux fois les  Victoires de la musique de suite (sacré Groupe de l’Année en 1996 et 1997), j'avais quoi ? Un mec au resto avec  un cocktail qui arrivait qui disait "C'est le monsieur là-bas qui vous offre ça." Ou bien le caviste qui m'offrait une bouteille en plus. On n’ jamais rien eu d’intrusif dans nos vies quotidiennes. C'était que du bonheur, que des gens qui disaient "J'adore votre chanson ». On n’allait pas fuir ça. 

 

Le top 50 a-t-il tué les Innocents ?  

 On n’avait pas forcément les épaules (au moment du succès fulgurant de Jodie en 1987). Tu as 25 ans, tu as ce truc là qui te tombe sur la gueule. Jodie, ça a été tellement fulgurant... On a amené le disque terminé à Virgin, on a signé à la rentrée je crois (87). Je me rappelle qu’ils nous ont mis sur les cassettes actualité Virgin, on était entre Genesis et je sais plus quoi. Là déjà, c'est ton premier disque, tu fais waouh. 3 semaines avant sa sortie,  je rentre un soir,  je règle mon radio réveil et j’entends passer Jodie.  Et après pendant 2 ans, tu sais pas trop ce qui t'arrive...  

Le succès c'est assez violent. C'est quand même un truc qui te déstabilise complètement et qui te pompe une énergie de dingue. En fait, on a perdu 3, 4 ans à faire de la promo  au lieu de se concentrer sur la création. Ca a un peu flingué le groupe tel qu'il était (seuls JP et Richard Ganivet du groupe original seront encore présents au moment du premier album, « Cent mètres au Paradis » en 1989). Et l'arrivée de Jean-Chri (Jean-Christophe Urbain)  a fait beaucoup de bien. On a réussi à retourner le truc 

 

 

 La séparation 

 Au moment du split et du 4ème album (« les Innocents », 1999), Jean-Chri (avec qui JP Nataf a reformé le groupe en duo désormais) était très déçu que ça ne marche pas. Il pensait qu'on allait vraiment passer des salles de 1000 personnes aux Zéniths. Mais l‘album ne prenait pas du tout, aucune radio n’a voulu jouer ce disque. Je disais bah c'est pas grave, viens on refait des clubs. On a des fans, on va remplir. 

La production (de ce disque) était trop radicale pour le coup. On s'est trop amusés. Mais on adore ce disque. Il n’y a rien qu'on renie, c'est ça qui est super .. Hier j'étais encore sur scène avec Jean-Chri, on se dit tiens on jouerait pas cette chanson-là ?  Ça nous va... 

Je crois qu'on a mis tout notre cœur tout le temps dans nos chansons. Et on s'est toujours dit qu’il fallait aborder nos albums à chaque fois comme si c’était le premier ou le dernier.  

 

  

Son rapport au métier 

 Je peux passer 3 ans sans écrire de chanson. J'en ai rien à foutre vraiment. J'ai pas du tout la pathologie de la création absolue. Moi, j'écris des chansons quand quelqu'un me dit, tiens, est-ce qu'on ferait un disque ? Je tourne avec deux disques solo, j'en ai pas fait un depuis 2009. Moi ce que j'aime, c'est jouer. Et je pense que c'est aussi un truc qu'on n’a pas tellement dans le métier : des gens qui ont sorti des disques, qui ont eu un certain succès tout en étant fondamentalement des ‘zicos’. Moi je me sens ‘zicos’. Quand on me demande mon métier, je dis pas “auteur compositeur”, je dis “musicien”. 

Ca fait longtemps que le business encourage de garder sa place (en sortant des disques régulièrement) ... Il y a que les vieux qui mettent 4 ans à faire un disque, comme Cabrel ou Souchon… Renaud, on en parle même pas... C'est ce truc là qui s'est perdu quand même. 

Bashung, ça coûtait un bras. Il n’y a pas un disque de Bashung qui est rentable, c'est pharaonique…  Mais il y avait encore des directeurs de maison de disque qui disaient “c'est important pour nous d'avoir Bashung. On gagne de l'argent avec Machine et machine, et comme ça on paye un disque à Bashung ‘’. Comme dans les années 60,  ils vendaient du yé-yé pour aller chercher un symphonique pour faire Léo Ferré. Mais ce sont des gens qui avaient de la culture musicale, et qui voulaient marquer leur époque avec des chef-d'œuvre. Il y en a des chanteurs qui pourraient faire un chef-d'oeuvre, s’ils s’arrêtaient 4 ans… Faites des chansons mais jetez-en ! Pour en garder 10 avec les Inno, on en fait 40...   

 

Depuis la séparation des Innocents en version groupe, vous êtes resté très actif et menez tout un tas de projets. Le succès populaire s’est éloigné, vos disques se sont espacés, mais ils restent très bien accueillis par la critique. Comment vivez-vous cet écart ? 

 Je m’en tape. Sans fausse modestie, je m’en tape complètement. J'ai globalement décidé de faire ce métier à 12, 13 ans. En tout cas, commencé à le fantasmer. On est 50 ans après, je le fais et il y a un moment où je me suis dit que le succès m’avait même presque enlevé quelque chose en termes de temps consacré à faire de la musique, en termes de liberté.  

C'est super le succès quand ça arrive. Il a fait que j'ai envoyé des cartes de visite à tout le monde. Mais maintenant, ça fait quand même 20 ans que je vis de mon métier. Je suis pas millionnaire, je m'en fous, mais je vis de mon métier. Je me lève le matin, c'est mon métier. À la fin de l'année, j'ai gagné ma vie grâce à ça. En faisant exactement ce que je veux. En ne rejoignant que des gens que j'aime pour jouer avec eux à droite à gauche, en prenant le train. Ou tout seul avec ma guitare, j’adore ... Et franchement, j'aurai même pas imaginé le quart de ça. Et je le dois par moments au succès, par moments à d'autres trucs que j'ai fait qui ont eu moins de succès mais qui ont touché les gens. Mes disques solo, en fait, ils ne se sont pas vendus mais je fais encore  50 dates par an avec. 

Donc je suis quand même un p***** de privilégié. J'ai plein de copains qui rament. Moi, je refuse  du boulot. Alors effectivement c'est à la hauteur de ce que j'accepte comme conditions : je peux aller jouer pour 150 balles dans un bar associatif. Je fais des ateliers en prison, je fais des lectures musicales, je fais des siestes acoustiques. Mais c'est que de la joie. En fait, mon chemin, il est merveilleux. C'est pas celui que je voulais quand j'avais 20 balais, mais il m'a pris...  Quand j'avais 20 balais, je voulais être une star. A un moment c'est arrivé… Une star j'exagère, mais il y a un moment où ça vous tombe dessus... Et je me suis dit : je suis pas tellement plus heureux maintenant qu’avant et que je serai après.  

 

 

 

La force d’une chanson 

L’autre jour, on jouait vraiment dans une petite salle de 80 places dans le Cotentin. Il y avait au premier rang une gamine de 8 ans qui à 10h du soir chantait ‘’L'autre Finistère’’,  ‘’Un homme extraordinaire’’ par cœur. Sa mère aussi bien sûr. 

A la fin, elle est venue nous faire signer quelque chose, et je lui ai fait remarquer “mais tu connaissais les paroles ! “. “Ben c'est parce que maman elle écoute ça ». Et maman elle fait : “bah moi c'est parce que mon père a écouté ça”. Tu te retrouves avec trois générations et ça te donne une idée de la force d'une chanson… Ou une fille qui pleurait sur ’’Un homme extraordinaire’’ parce qu’on avait joué cette chanson lors des obsèques de son grand-père ... C'est pas nous, c'est une chanson. Qu'est-ce que peut faire une chanson...   

Moi les chansons elles m'ont nourri. En ce moment, je travaille sur un projet théâtre avec d’autres chanteurs, Mathias Malzieu de Dyonisos, Françoize Breut, Lecop... on doit parler d'un album qui nous a changé la vie. J'ai pris West Side Story. Tu chantes “Maria”, tu te rends compte que tout le monde connaît ça. Tu chantes un Dylan, tout le monde connaît ça. Et tu te dis, quand même, c'est pas rien dans ce p***** de monde, quand tu vois la force d'une chanson. On est rien à côté de notre chanson et les chansons des autres. 

 

 

 

 

Sa complicité avec Jean-Christophe Urbain 

 Moi, je venais beaucoup d'un snobisme parisien sur le rock, le punk. Je passais tous mes étés à Londres, 76 77... J'ai pas été voir les Stones en 76 au pavillon de Paris parce que c'était Black and Blue et que pour moi ils étaient morts. Fini, c'étaient des vieux (rires). J'ai pas été voir Marley parce que j'allais voir Burning Spears, tu vois. J'ai pas été voir Michael Jackson parce que j'étais fan de Prince. 

Jean-Chri lui, avait ce truc un peu “province”, très baloche. Et en même temps on se retrouvait sur plein de choses musicalement: Paul Simon Prefab Sprout ...  Et je crois que ce binôme qui existe encore, ça a gardé l'esprit de ce groupe au-delà des années. On s'aime vraiment d'amour, on est des frangins... Hyper complémentaires… On arrête pas de s’irriguer l’un l’autre, mais on se frite tout le temps.  

Quand Jean-Chri est parti des Inno, j'avais toujours fait des groupes. Donc vraiment pour moi c'était une déchirure, je pensais que je ne serai pas capable de refaire de la musique. Et puis petit à petit, des copains m'ont redonné confiance. Et le premier truc que j'ai développé c'est le picking. Dans les Inno, je faisais pas de picking, c'était Jean Chri, c'est lui le fan de McCartney. En fait, j'ai voulu parer à son absence en devenant Jean-Chri.  

Dans notre carrière, il y a sans arrêt ça, des balanciers... Là par exemple, depuis qu'on a reformé le groupe, il y a eu des moments un peu chauds, où il me disait "Mais p*****, t’as jamais le temps, avec tous tes trucs, t’es toujours sur la route”. Ca l'a saoulé pendant un moment. Notre manager aussi... (rires)  A un moment, sur le dernier album, on a eu une option chez Drucker, mais je faisais une lecture musicale avec JB Dunckel du groupe Air pour un livre sur l’histoire du punk. C'était la première d'un gros festival littéraire et là ils me disent qu’il faut annuler.  

Toute la maison de disques était là, et je me rappelle d'un truc qui a été d'une violence incroyable jusqu'au moment où j’ai dit “F**k, je suis engagé, j'ai un contrat, et c'est pas parce que c'est un festival littéraire à Vannes que Drucker va venir foutre la merde." Donc il y a eu des moments comme ça... Mais on connait ce métier, on s'est fâchés avec Nagui, on s'est fâché avec Gérard Pont (ancien directeur du festival des Francofolies). Moi j'aime bien parce qu'en fait, on pense pareil avec Jean-Chri. C'est juste qu'on n’a pas la même culture.  

 

 

 A quand un nouvel album des Innocents ?  

  Jean-Chri croyait encore que le dernier album (6 ½, 2019) allait tout péter. Alors effectivement pendant un mois, tu pètes tout parce que les gens disent "Ah, ils sont encore en forme, les vieux !”. Tu as deux pages dans Libé, tu as tout le monde. Mais au bout d'un mois, c'est fini. La maison de disques ... tu vends pas assez, 16.000 exemplaires, bye bye les gars...  Et puis  j’ai dit à Jean-Chri : “quoi qu'il se passe, on a 5 gold, on ne pourra jamais les débiner ». Écoute Cabrel, écoute Souchon, ils sortent un nouveau disque, ouais... Pendant un mois, on passe leur nouveau titre. Au bout d'un mois, ils remettent "Je l'aime à mourir",  ‘’Encore et Encore”, “la Corrida”…  Souchon, ils remettent “Foule Sentimentale” etc...  On fait partie de ces doudous. Ce système fonctionne avec un certain nombre de doudous qui se fondent sur la nostalgie et de temps en temps effectivement, on va promouvoir de nouveaux artistes qui arrivent en développement. Mais nous, on n’a plus la place, on ne l'aura plus jamais, on peut sortir la meilleure chanson de notre vie, c'est mort. Ils mettront “Un homme extraordinaire”, “Colore, “Jodie”… 

 

Il y a un an, Jean-Chri me dit : “en fait, Sony, ça sert à rien”.  “Bah oui”, je lui ai répondu. Ce qui est dingue c'est que c'est lui qui a franchi le pas et donc,  il vient de monter son label, ‘’Faille Hit” (dont JP arbore le badge lors de notre entrevue). C'est ça qui est génial dans cette histoire, c'est qu'il y en a toujours un qui prend le relais de l'autre et qui l'emmène. Là, c'est lui qui monte un label indépendant, et donc on est indés.  Alors un album, je sais pas, mais on a un label. Si on veut sortir un titre, on sort un titre. Si on veut sortir deux, on en sort deux, on est libres… Et on est encore vachement heureux de faire ça.

 

Les Innocents, en concert à Chanac (Lozère) le samedi 29 novembre. 

Pour aller plus loin : cette interview est à écouter dans son intégralité en podcast ici